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Les deux visages de Janus

Lorsque j’ai pris mes fonctions d’ombud du CERN, je n’étais pas préparée à faire face à ce que j’appelle maintenant l’effet « Janus ». En voici deux exemples*.

Adam vient dans mon bureau pour me faire part de ses difficultés avec sa responsable, Sandra : « C’est une personne tellement malintentionnée et manipulatrice. Elle s’attribue tout le mérite de mon travail et ne s’intéresse qu’à la prochaine étape de sa carrière. Sandra ne se préoccupe pas des personnes qui travaillent pour elle. Je n’ai plus confiance en elle et je redoute le moindre contact avec elle. Du coup, j’ai perdu mon enthousiasme pour mon travail. »

Julie, qui est également venue me consulter, me parle de ses problèmes avec son collègue Peter : « Il ne prête aucune attention à mes idées ou à mes préoccupations. Il est dominateur, comme s’il était le seul à savoir ce qu’il faut faire. Peter prend ses décisions avant même de m’en parler. Je ne me sens pas écoutée, je me sens dévalorisée et je ne suis plus motivée. »

Le fait est que je connais Sandra et Peter depuis de nombreuses années et j’ai eu l’occasion de travailler avec eux. Dans mes souvenirs, Sandra est une collègue aimable, fiable et franche, et j’ai apprécié de travailler avec elle. Par ailleurs, à mes yeux Peter est quelqu’un d’énergique et  d’enthousiaste, qui a conscience de ses responsabilités envers son équipe. Mon vécu avec ces deux collègues est très différent des expériences relatées par Adam et Julie, au point que je me demande s’ils parlent vraiment des mêmes personnes. 

Se pourrait-il que les personnes qui me consultent déforment sciemment la réalité ? Je suis certaine que ce n’est pas le cas et que ce qu’elles me disent correspond à leur véritable perception. Sandra et Peter sont-ils des incarnations de Janus, le dieu aux deux visages de la mythologie romaine ? Cela semble difficile à croire. Pourquoi Sandra et Peter montreraient-ils des visages différents selon les collègues avec lesquels ils travaillent ?

Évidemment, la situation de pouvoir dans une relation de travail peut altérer les interactions. Pourtant, une relation hiérarchique ne devrait pas modifier les fondamentaux d’une relation de confiance, tels que le respect et la franchise. Si quelqu’un fait davantage preuve de respect, d’empathie et d’honnêteté envers ses supérieurs qu’envers ses subordonnés, son comportement n’est pas approprié et une mise au point peut s’avérer nécessaire.  

Hormis ce cas spécifique, rappelons que la relation entre deux personnes est un système comme on l’entend en astronomie, c’est-à-dire une structure dans laquelle chaque élément influe sur l’autre. Toute relation est nourrie de notre caractère, de nos expériences passées, de notre réputation et des difficultés du moment ou, au contraire, de l’énergie que nous procure une période faste de notre existence. Selon la résonance qui se produit entre ces éléments et l’autre personne, celle-ci va intégrer notre paysage plutôt avec l’image d’un ange (impression positive) ou celle d’un démon (impression négative). 

Il en va de même pour l’autre personne, qui projette sur la relation ses expériences passées, les enseignements qu’elle en a tirés ainsi que ses difficultés ou ses réussites du moment. Elle agira ainsi différemment selon la résonance que ces facteurs produisent en elle. Il n’est donc pas étonnant que la même personne puisse apparaître sous un jour différent auprès d’interlocuteurs différents.

En outre, une fois la première impression forgée, lors de nos interactions avec un ou une collègue, nous allons rechercher systématiquement chez cette personne des attitudes et des mots qui confirment l’image initiale, en mettant de côté tout ce qui pourrait aller en sens contraire. C’est ce qu’on appelle le biais de confirmation

J’entends souvent des collègues qui ont un ressenti semblable à celui d’Adam dire : « Non, je ne lui en ai pas parlé, mais la connaissant, je suis certain qu’elle refuserait. » Et des personnes qui, avec la même certitude que Julie, me disent : « Je n’essaie plus de lui parler, je sais qu’il n’écoutera pas. »

Dans les deux cas, Adam comme Julie se fient à l’image qu’ils ont de leur collègue, décident a priori de leurs réactions et, par conséquent, renoncent en quelque sorte à certains de leurs droits, à savoir être respectés et écoutés. 

Le phénomène « Janus » est particulièrement délicat pour l’ombud, qui doit garder son impartialité et ne pas se laisser induire en erreur par ses propres biais éventuels (image d’ange ou de démon). L’ombud se concentre sur les éléments spécifiques de la situation tels qu’ils sont vécus par la personne qui le consulte, ce qui est exactement ce que doit faire celle-ci pour surmonter ses propres biais.

Que faire pour ne pas être victimes de ces effets d’image ? Nous pouvons déjà en prendre conscience et ne pas supposer que notre perception de l’autre correspond à l’ensemble de sa personnalité. Prenons le risque de tenter de découvrir un autre visage de notre collègue en communiquant de façon ouverte, en demandant des clarifications et en présentant nos arguments de manière constructive et respectueuse. 
Il est rare que nous regardions nos collègues d’un œil nouveau et, trop souvent, nous construisons une image d’après ce que nous avons entendu dire d’eux et d’après notre première impression.  

Prenez le risque de remettre en question vos présupposés sur tel ou tel collègue. Engagez le dialogue, parlez de votre ressenti, essayez de mieux connaître votre interlocuteur : vous aurez des surprises.  Et vous en apprendrez aussi beaucoup sur vous-même!

Laure Esteveny

*) Les prénoms sont fictifs

J’attends vos réactions, n’hésitez pas à m’envoyer un message à ombud@cern.ch. De même, si vous avez des suggestions de sujets que vous aimeriez voir traiter, n’hésitez pas non plus à m’en proposer. 

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