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Les conversations difficiles (troisième partie) : « La conversation sur l’identité »

Dans le premier volet de cet article en trois parties, nous avons cherché à comprendre comment aborder l'aspect le plus évident de toute « conversation difficile », à savoir, que s’est-il réellement passé, qui rend une telle conversation nécessaire et si difficile à amorcer. Dans la deuxième partie, nous avons souligné combien il est important, lors d'une conversation difficile, de faire part de ses sentiments à l'autre partie, car les sentiments sont au cœur des conflits, et on ne peut les ignorer.

Dans cette troisième et dernière partie, nous retrouvons Peter*, Jenny* et Andrzej*, mieux armés désormais pour faire face aux conversations difficiles qu'ils redoutent. Pourtant, ils ignorent encore que des questions d’identité pourraient bien les déstabiliser pendant la conversation.

En effet, pourquoi sont-ils encore si anxieux à l'idée d'avoir ces conversations ?

Pourquoi Peter redoute-t-il tant ce face à face avec Michael ? Après tout, il a de bonnes raisons de penser que Michael lui doit le respect et qu'il n'est pas acceptable qu'il le critique avec autant d’aggressivité en public.

Pourquoi Jenny est-elle anxieuse à l'idée de discuter des performances insuffisantes de Mona ainsi que de son comportement inapproprié à l'égard d'autres collègues ? Jenny dispose de nombreux exemples pour étayer son évaluation de la performance de Mona. Pourquoi est-il alors si difficile d’avoir cette conversation ?

Pourquoi Andrzej est-il si inquiet à l'idée de demander des retours d'information à son supérieur ? Un directeur de thèse n’est-il pas censé fournir un retour approprié ? Andrzej n’est-il pas en droit de demander à être mieux supervisé ?

Comme nous l'avons appris dans les volets précédents de cet article, toute conversation difficile est en fait constituée de trois conversations entremêlées. La troisième – après la conversation sur « ce qu’il s’est passé » et celle sur « les sentiments » – porte sur notre identité, à savoir l'image que nous nous sommes forgée de nous-mêmes et qui, nous le pensons, nous représente dans ce monde. Toute action de l'autre partie menaçant cette image, que ce soit intentionnellement ou pas, nous destabilise et peut déclencher une forte réaction.

Peter se perçoit comme une personne ouverte d'esprit, et un collègue très compétent et doté d’un esprit d’équipe. Si Michael met en doute les compétences de Peter, cela ébranlera Peter.

Jenny se considère comme étant très douée en tant que manager et chef d’équipe. Si Mona fait savoir à Jenny qu’elle n'a pas donné suite à plusieurs de ses demandes, et que d'autres membres de l'équipe remettent en question ses compétences en tant que leader, l'image que Jenny a d'elle-même s'en trouvera profondément affectée.

Seul membre de sa famille à étudier à l'université, Andrzej ressent une forte pression pour réussir ses études. Le fait que Tom ne prête pas attention à sa thèse convainc Andrzej que son travail n’est pas d’un grand intérêt et qu’il ne terminera pas ses études, ce qui le plonge profondément dans le doute et l'anxiété.

Ces conversations peuvent potentiellement troubler l’image que Peter, Jenny et Andrzej se font d’eux-mêmes, image qu’ils espèrent refléter, même s’ils craignent que ce ne soit pas le cas.

Pour bien comprendre cet aspect de la conversation, nous devons d'abord nous rendre compte à quel point nous sommes attachés à l’image que nous avons de nous-mêmes. Cela nous permet d'anticiper nos réactions au cas où, comme dans nos exemples, nos compétences, notre ouverture d'esprit et notre aptitude à diriger ou à poursuivre des études seraient remises en question.

Et, surtout, ces conversations sont aussi l'occasion de rectifier l’image monolithique que nous avons de nous-mêmes et de la nuancer. En effet, nous pouvons être très compétents et reconnaître que nous commettons des erreurs. Nous pouvons à la fois être de bons managers, et admettre qu’il est parfois difficile de gérer une grande équipe, et que nous avons tendance à fermer les yeux sur certains problèmes. Nous avons peut-être fait de brillantes études, mais avons peut-être aussi négligé de cultiver les compétences sociales qui nous seraient si utiles dans le cadre de conversations que nous ne pouvons éviter.

Lorsqu'ils se préparent pour leurs conversations difficiles, Peter, Jenny et Andrzej doivent être conscients de leurs convictions quant à leur propre image, mais garder également à l'esprit : a) qu’eux aussi peuvent commettre des erreurs, b) que leurs propres intentions sont complexes et c) qu’ils ont certainement aussi contribué au problème. Enfin, ils doivent comprendre que les autres parties, Michael, Mona et Tom, doivent également faire face à leurs propres convictions !

L'objectif initial d’une conversation difficile est souvent de faire passer un message, c'est-à-dire de prouver quelque chose, de faire savoir à l'autre personne ce que nous pensons ou de l'amener à faire ce que nous voulons.

Le secret pour aborder un sujet dont nous avons du mal à parler est de passer de cet objectif initial à une conversation qui nous permette de véritablement saisir ce qui s'est passé du point de vue de l'autre personne, d’exprimer et de comprendre nos sentiments, de prendre conscience de nos certitudes quant à ce que nous sommes, et de collaborer afin de gérer la situation.

L’ombud du CERN peut vous aider à vous préparer pour cette conversation entre vous et votre collègue, ou la faciliter.

Ceci est ma dernière contribution en tant qu’ombud. Je passe le relais à Marie-Luce Falipou en lui souhaitant beaucoup de succès dans ce travail formidable.

Au moment de quitter ce merveilleux Laboratoire, je tiens à remercier chaleureusement chacun des 420 collègues qui sont venus me voir au cours de mon mandat de trois ans, qui m’ont fait part de leur situation difficile et qui m’ont fait confiance pour trouver avec eux diverses solutions. Ils ont donné énormément de sens à ce dernier poste que j’ai occupé au CERN.

Laure Esteveny

* Les prénoms et les situations sont fictifs.

Cet article s'inspire du livre Comment mener des discussions difficiles, de Douglas Stone, Bruce Patton et Sheila Heen, que je vous recommande vivement. La version anglaise (Difficult Conversations) peut être empruntée auprès de la bibliothèque du CERN.

J’aimerais connaître vos réactions et vos suggestions : rejoignez l’équipe Mattermost de l’ombud du CERN à l’adresse suivante : https://mattermost.web.cern.ch/cern-ombud/